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Théâtre & Scénario

« Le théâtre a toujours placé en exergue du monde ce qui le déchirait. Il n'existe que dans le rapport à la blessure dont le terme le plus commun est la psychose, la folie : l'histoire du théâtre est une longue histoire de fous, de possédés. » (Enzo Cormann)

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Henri de Montaut De la terre à la lune, Jules Verne, 1865.

Il se peut que le poison du théâtre jeté dans le corps social le désagrège, (...) mais il le fait alors à la façon d'une peste, d'un fléau vengeur, d'une épidémie salvatrice (...) qui n'est pas autre chose que l'application d'une loi de nature où tout geste est compensé par un geste et toute action par sa réaction. Le théâtre comme la peste est une crise qui se dénoue par la mort ou par la guérison (...) parce qu'il est l'équilibre suprême qui ne s'acquiert pas sans destruction. [Antonin Artaud, Le théâtre et son double, 1938]

Même si le théâtre s'écrit d'abord textuellement, il se démarque du genre littéraire parce que la mise en scène qui le prolonge destine l'œuvre à une résurgence temporelle qui n'est jamais définitive. On peut sans doute rapprocher ce qui se joue dans la représentation théâtrale de ce qui s'opère dans l'esprit du lecteur à chaque fois qu'il reprend un livre, mais le processus diffère dans la mesure où la représentation attribue au texte un autre mode d'existence. Theatron (θέατρον) en grec signifie contempler. Le texte cesse d'être littéraire pour se jouer de nouveau avec des comédiennes et des comédiens, dans un cadre et sous une forme donnée. La représentation est une remise au présent.

 

Le texte de théâtre, par son aptitude à la réinterprétation, les possibilités induites par sa mise en scène, la force acquise par son caractère momentané, immédiat, est un genre particulièrement propice à la subversion. Jean Anouilh l'avait démontré avec la réécriture d'Antigone jouée au théâtre de l'Atelier à Paris le 4 février 1944, dans une mise en scène permettant de développer l'opposition entre le respect aveugle de la loi (Créon) et les valeurs supérieures à la loi (Antigone), les magnifiant en une opposition représentant collaboration et résistance. Il résumait cette dimension autre, loin de l'aspect littéraire premier, par une boutade : «  Le texte, au théâtre, c'est encore ce qu'il y a de moins important. Ils n'entendent qu'une phrase sur deux. »

 

Mais l'on pourrait aussi citer l'adaptation théâtrale du roman de Zola, Germinal, à l’automne 1885, par le dramaturge William Busnach. Celle-ci fut censurée au motif qu’elle représentait un risque de trouble à l’ordre public : n’y voyait-on pas la troupe tirant sur une foule de mineurs en grève ? Pour un jeune régime républicain soucieux de tourner la page des violences répressives à l’égard des ouvriers ayant marqué les dernières années de l’Empire, l’idée est inacceptable. Mais l’acte de censure suscita le scandale et alimenta la polémique.

 

Pour Bertolt Brecht, le théâtre doit susciter de la pensée et inciter à l’action. Il doit multiplier les dispositifs qui troublent, retardent, voire empêchent une identification imaginaire du spectateur avec les personnages du spectacle, et instaurent une distance, une défamiliarisation, entre le spectateur et la pièce. Cette attitude critique visant une prise de conscience consiste d'un point de vue social « à faire la révolution. » Elle sera mise en œuvre sur scène, par exemple sous la forme de banderoles qui participent de l’action et s’oppose donc aussi bien à la mimèsis qu’à la catharsis, et surtout, comme Brecht le répète souvent, au théâtre bourgeois. La réussite théâtrale, dénouement de la pièce, ce serait pour Brecht, tout au contraire de la réïtération d'un théâtre académique, l’instauration d’un nouvel ordre social.

 

Dans ce contexte, la tirade d'Antonin Artaud tirée du Théâtre et son double (1938) prend tout son sens. Le théâtre « invite l'esprit à un délire qui exalte ses énergies ; et l'on peut voir pour finir que du point de vue humain, l'action du théâtre comme celle de la peste, est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu'ils sont, elle fait tomber le masque, elle : découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie ; elle secoue l'inertie asphyxiante de la matière qui gagne jusqu'aux données les plus claires des sens ; et révélant à des collectivités leur puissance sombre, leur force cachée, elle les invite à prendre en face du destin une attitude héroïque et supérieure qu'elles n'auraient jamais eue sans cela. »

 

Il importe donc de différencier l'écriture théâtrale du théâtre qui en est la représentation. Il existe notamment des exemples d'écriture utilisant les codes de la mise en scène sans pour autant se destiner au théâtre. On a parlé dans certains cas de « non-théâtre » ou bien encore de « théâtre à ne pas jouer ». Il convient ici de clairement dissocier « l’injouable » de « l’impossible » théâtral. Par exemple, la pièce Mangeront‑ils ? de Victor Hugo, publiée dans son Théâtre en liberté, et écrite en 1867 sans perspective de représentation immédiate, ne fut représenté sur scène qu'en 1907. La difficulté résidait en premier lieu dans les didascalies qui constituaient un véritable défi technique, écueil auquel s'ajoute aujourd'hui l’esthétique illusionniste d'une féerie parodique devenue étrangère à la scène contemporaine. Du même auteur, Cromwell, fresque historique démesurée, écrite en 1927, est injouable en raison de sa démesure : 74 scènes représentant en tout 6 920 vers ; une soixantaine de personnages, et des dizaines de figurants composant les foules, sans compter une multitude de décors. Cette pièce, qui anticipe involontairement le scénario de cinéma, ne sera mise en scène pour la première fois qu’en 1956, dans une version abrégée.

 

La représentation théâtrale doit aussi parfois renverser des barrières mentales pour se matérialiser. Ainsi le Fantasio de Musset publié en 1834 sera unanimement déclarée injouable par les directeurs de théâtre de l'époque, il ne fut intégré au répertoire de la comédie française qu'en 1866, sous une forme remaniée et ne donnera lieu qu'à une trentaine de représentations. Il faudra attendre l'initiative de Pierre Fresnay en 1925 pour que la pièce soit enfin jouée dans son intégralité. On citera également les pièces théâtrales de Raymond Roussel, réputées difficile d’accès, voire hermétiques, à l’instar du reste de son œuvre et de ce fait quasi invisibles depuis, même si l'auteur les a pensées pour la représentation et s'est investi aussi bien financièrement qu'artistiquement lors de leurs créations : Impressions d’Afrique (Théâtres Femina et Antoine, 1911‑1912) ; Locus Solus (Théâtre Antoine, 1922) ; L’Étoile au front (Théâtre du Vaudeville, 1924) ; La Poussière de Soleils (Théâtres de La Porte-Saint‑Martin puis de La Renaissance, 1926‑1927). Les deux premières citées étant des adaptations réalisées par l'auteur à partir des romans éponymes.

 

Et puis, certaines fois, il peut sembler que l'auteur joue avec le théâtre sans nécessairement tenir à la réalisation scénique. C'est peut-être le cas avec les pièces d'Alfred Jarry : Ubu enchaîné, Ubu sur la butte... sans doute aussi avec certaines fantaisies de Cami : Les aventures de la Famille Rikiki ne sont apparemment adaptables que pour le théâtre de marionnettes. La question serait de savoir ce qui pousse un auteur à se tourner vers le théâtre ? L'écrivain qui s'y adonne éprouve-t-il le besoin de donner des corps à ses personnages ? Est-ce une manière de retrouver une matérialité qui se diluerait dans l'écriture ? ou est-ce parce que ce mode d'expression permet de se concentrer sur l'action et ses effets immédiats en évacuant les descriptions ; attitudes et pensées des protagonistes étant laissées au bon vouloir des acteurs. Les réponses sont certainement multiples.

 

C'est ici que se situe la jonction entre théâtre et scénario. Un scénario est un récit alternativement narratif et indicatif. Il n'y a en général ni voix off, ni descriptions détaillées. Comme les didascalies au théâtre, les indications du scénario ne concernent que les perceptions du spectateur : attitudes, présences d'objets, bruits, etc. L'écriture du scénario nécessite de penser en images. Ce sont principalement les répliques et les mouvements des personnages qui servent de vecteurs à l'action. Mais il y a une dimension supplémentaire dans le scénario, et c'est cet aspect qui le situe entre le roman et le théâtre. Le scénario peut se jouer de la continuité temporelle. Il permet, par les effets de montage, de multiplier les points de vue, de bousculer la chronologie, de suggérer ce qu'il ne peut montrer. On quitte alors le domaine littéraire pour pénétrer l'univers du cinéma.

 

(30/08/2022; Frédéric Schäfer)

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