« La fiction est fiction. Appeler une histoire histoire vraie, c'est faire injure à la fois à l'art et à la vérité. Tout grand écrivain est un grand illusionniste. » [Vladimir Nabokov]
L’écrivain n’est libre de son écriture que par l’usage qu’il en fait : c’est-à-dire, par sa propre lecture. Comme si écrire avait pour but, en somme, à partir de ce qui a été écrit, d’instaurer la lecture de ce qui viendra s’écrire. [Edmond Jabès] Le livre des marges - Le livre de Poche, 1987, p. 16.
Dès l'origine, toute tentative de récit s'apparente à une démarche mathématique et tout récit en gestation au parcours indéfini des innombrables ramifications d'un labyrinthe. Or comme l’a très bien énoncé Hans Magnus Enzensberger (Structures topologiques dans la littérature moderne, revue "Sur" n°300, 1966) : « Toute orientation, présuppose une désorientation. Seul celui qui a fait l’expérience de la perte d’orientation peut s’en libérer. Le labyrinthe est fait pour qu’on s’y perde et qu’on y erre. Mais il est aussi un défi au visiteur, pour que celui-ci en reconstitue le plan et en détruise le pouvoir. S’il réussit, il aura détruit le labyrinthe ; le labyrinthe n’existe pas pour qui l’a traversé. »
Le véritable écrivain est toujours un explorateur, arpenteur méticuleux d’un territoire inconnu, dont le travail s'assimilerait au tracé géographique d'une carte forcément incomplète réalisée au fil d'un sinueux périple. Dans La machine Littérature (1984), Italo Calvino imagine : « Le conteur se mit à proférer des mots, non point pour que les autres lui répondent par d'autres mots prévisibles, mais pour expérimenter jusqu'à quel point les mots pouvait se combiner l'un avec l'autre, s'engendrer l'un l'autre ; pour déduire une explication du monde à partir de n'importe quel récit-discours possible, de l'arabesque que noms et verbes, sujets et prédicats dessinaient en se ramifiant les uns à partir des autres. » Le jeu du récit est un défi à double tranchant : il peut fonctionner comme un défi à comprendre le monde, ou comme une dissuasion à le saisir.
Peut-être alors que ce qui préside à l’élaboration de tout récit imaginaire est d’aboutir à une explication du monde. L’écrivain démiurge œuvrant comme le visiteur de la Bibliothèque de Babel, à la recherche du livre qui résumerait tous les livres (José Luis Borges, 1941). Dans cette nouvelle, le lieu, impossible à appréhender dans sa totalité, est immense. Englobant toute la virtualité de la chose écrite suivant un nombre de combinaisons proprement gigantesque, mais non infini (1 956 x 101 834 097 livres de 410 pages chacun, soit un nombre d'ouvrages comportant plus 1 800 000 chiffres), elle est néanmoins infinie, car cyclique.
Il est possible d’expérimenter une version approchée de cette bibliothèque au travers du site de Jonathan Basile Library of Babel. Contrairement à la bibliothèque "originale", cette version informatisée ne contient pas tous les livres possibles, mais on y trouvera bien toutes les pages possibles (par exemple chacune des pages de la nouvelle de Borges, mais réparties dans différents livres). Selon l'auteur, sa bibliothèque contient environ 104677 livres.
Borges a lui-même prolongé l’idée de ce livre contenant tous les autres dans un texte publié en 1975, Le Livre de sable. « Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n'est la première, aucune n'est la dernière. » Le personnage de l'histoire est littéralement fasciné par cet objet impossible. « Je posai ma main gauche sur la couverture et ouvris le volume de mon pouce serré contre l’index. Je m’efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre... » Chaque page une fois contemplée ne peut être retrouvée, car l'organisation interne du livre semble perpétuellement mouvante et la quantité de feuillets innombrable.
Happé par le contenu du livre dont les pages sont arrangées suivant un ordre arbitraire, car « les composants d’une série infinie peuvent être numérotés de façon absolument quelconque... », devenu la proie consentante d'une quête devenue obsessionnelle et sans but, l'homme finit par renoncer à sa possession et à s'en débarrasser en le perdant dans le recoin obscur d'une bibliothèque. Le livre continue donc d'exister (une chose infinie ne peut être détruite) et de hanter la littérature.
Son fantôme réapparait dans d'autres bibliothèques... Celle du duc de Guermantes contient ainsi le livre tant attendu, qui n'a de sens que parce qu'il procède d'un « livre intérieur de signes inconnus » (Marcel Proust, le temps retrouvé, T.III, 1920). Celle du monastère du Nom de la Rose (Umberto Eco, 1980) le cache au centre recéleur de son labyrinthe. Lieu secret et interdit parce que le trésor suprême peut renverser l'ordre tout entier. (Notons que dans la seconde nouvelle de Borges citée plus haut, le livre est décrit comme obscène, diffamant la réalité).
Avant de clore ce sujet, je citerai encore David Foster Wallace, incontournable et inclassable écrivain américain malheureusement peu connu en France. Avec son roman Infinite Jest (L'infinie comèdie, 1996), il fait du récit même un labyrinthe ou la mise en abyme continuelle devient le système propre de la narration qui ne cesse d’être fragmentée en une multitude de sous-récits dont la relation des uns aux autres fait penser aux cellules interconnectées d’une construction fractale. Wallace semble suggérer que cette circularité apparente pourrait bien offrir une échappatoire, la possibilité d’un infini susceptible d’une expansion vers l’extérieur. Une probabilité qui n’est pas sans évoquer l’apparition du récit qui contiendrait enfin tous les autres.
La lecture pourrait bien être alors le lieu ou s'ouvre enfin l'espace clos du récit. Dans Histoire comique des États et Empires de la Lune, écrite par Cyrano de Bergerac et publié vers 1650, le voyageur découvre un bien curieux boitier : « À l’ouverture de la boîte, je trouvai dedans un je ne sais quoi de métal quasi tout semblable à nos horloges, plein d’un nombre infini de petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est un livre à la vérité, mais c’est un livre miraculeux qui n’a ni feuillets ni caractères ; enfin c’est un livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles ; on n’a besoin que d’oreilles. Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande, avec une grande quantité de toutes sortes de clefs, cette machine, puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et au même temps il sort de cette noix comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à l’expression du langage. »
Une aventure qui n'est pas sans rappeler celle présente dans le Quart Livre de François Rabelais (1552). L'épisode des paroles gelées évoque l'étape indispensable où les pensées doivent être figés dans le livre imprimé, afin d'être transmises. Les personnages commencent par entendre des voix sans parvenir à déterminer leurs sources. Afin de provoquer leur retour à la vie, Rabelais joue avec l’idée du dégel des paroles. Celles-ci, assimilées à de la neige ou à de la glace, acquièrent une réalité matérielle, clairement détachées de leur émetteur. Elles finissent même par prendre une densité propre et séduisante : « des mots de gueule, des mots de sinople, des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés. »
Ainsi, « Le processus de la composition littéraire, une fois démonté et remonté, le moment décisif de la littérature deviendra la lecture. En ce sens, même si elle est confiée à la machine, la littérature continuera à être un lieu privilégié de la conscience humaine, un exercice des potentialités contenues dans le système des signes de toute société et de tout temps. L'œuvre ne cessera pas de naître, d'être jugée, d'être détruite ou sans cesse renouvelée au contact de l'œil qui la lit. » (Italo Calvino, La machine Littérature, 1984)
Albert Manguel ne dit pas autre chose dans son essai La Bibliothèque, la nuit (2006), partant de l’idée que l'organisation interne de la bibliothèque est au moins aussi important que l'énumération de son contenu, au sens où ce ne sont pas seulement les livres, singulièrement, qui produisent le savoir et la connaissance, mais les connexions implicites qui les fédèrent. « Ce qui fait d’une bibliothèque un reflet de son propriétaire, c’est non seulement le choix des titres, mais aussi le réseau d’associations qu’implique ce choix. Notre expérience se construit sur l’expérience, nos souvenirs sur d’autres souvenirs. Nos livres se construisent sur d’autres livres qui les modifient ou les enrichissent, qui leur confèrent une chronologie différente de celle des dictionnaires de littérature. »
Ce qui fera écrire à Italo Calvino : « Les classiques sont des livres qui, quand ils nous parviennent, portent en eux la trace des lectures qui ont précédé la nôtre et traînent derrière eux la trace qu'ils ont laissée dans la ou les cultures qu'ils ont traversées. » et c'est également pour cette raison que « Toute première lecture d'un classique est en réalité une relecture. »
Le plus bel hommage littéraire qui sera rendu aux livres se concrétise sans doute avec le récit dystopique de Ray Bradbury, Farenheit 451 où, face à un état qui détruit toute trace de littérature, les résistants-récitants deviennent eux-mêmes l'incarnation des livres qui disparaissent. La lecture et la transmission demeurant le seul vecteur de survie de la chose littéraire, car comme le rappelle Jacques Chambon dans sa préface « Il y a plus d'une façon de brûler un livre, l'une d'elle, peut-être la plus radicale, étant de rendre les gens incapables de lire par atrophie de tout intérêt pour la littérature, paresse mentale ou simple désinformation. »
La connaissance de la littérature n'est certainement pas une fin en elle-même, mais elle reste le chemin le plus direct pour atteindre à l'accomplissement de soi.
(22/12/2019;Frédéric Schäfer)
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