« Si, au contraire, l'artiste choisit, pour des raisons souvent extérieures à l'art, d'exalter la réalité brute, nous avons le réalisme. » [Albert Camus, L'Homme révolté, 1951]
Le premier devoir de l'écrivain est la sincérité. Brasseur de fictions, le romancier doit puiser ses sujets dans sa propre expérience. Non pour offrir une photographie banale de la vie, sombrer dans le réalisme, ou le naturalisme, mais pour faire preuve de hardiesses tout en étant fidèle à ce qu'il sait de la vérité. (Ernest Hemingway, New York Book Review, 7 novembre 1954).
Au milieu du XIXéme siècle commence à apparaître un mouvement qui va rompre avec les contenus paroxystiques, extravagants et volontiers échevelé du romantisme. Il s’agira surtout de couper court avec la période décadente, soit les vingt dernières années de ce siècle finissant où une génération désenchantée, prônant la dérision ou la traversée des apparences, s’adonne à la recherche de l'étrangeté et du bizarre. Face au théâtre de l'âme de Maurice Maeterlinck (Pelléas et Mélisande, 1892) ou aux explorations morbides de Joris-Karl Huysmans (À rebours, 1884), d’autres font le vœu de se détourner de ce qu'ils considèrent comme chimères et de dépeindre le réel aussi fidèlement que possible.
Dans le même temps, l'empire napoléonien a signé la fin des idéaux républicains, le régime opprime et surveille attentivement la presse et la morale publique, et les autorités politiques se méfient entre autres du mouvement réaliste qu'elles soupçonne de vouloir propager le désordre social. Il faut dire que celui-ci choisit ses personnages parmi les classes moyennes ou populaires, et peut dorénavant aborder des thèmes comme le travail salarié, les relations conjugales, ou les conflits sociaux.
Champfleury écrit dans Le Figaro en 1856 : « Le romancier ne juge pas, ne condamne pas, n’absout pas. Il expose des faits. » Les thèmes de la pauvreté, de l'alcoolisme, de la prostitution ou des maladies héréditaires y sont par ailleurs courants. Ce qui a fait suspecter certains de ses auteurs de complaisance ou tout au moins, dans le contexte d’un rigorisme bourgeois triomphant, d'une volonté de s’affranchir d'un puritanisme bien-pensant. Le cheminement d'un écrivain de cet époque, soucieux de réalisme et menant son récit dans un effort d'objectivité continu, s'apparentait à un véritable parcours d'obstacles.
Dans Balzac, sa méthode de travail (1879), Champfleury relate ainsi les turpitudes de l'auteur confronté à son manuscrit : « Qu’on ne prenne pas cet article pour une fantaisie. Le journaliste est dans le vrai quand il dit que César Birotteau a été composé, écrit et corrigé à quinze reprises par M. de Balzac en vingt jours, et déchiffré, débrouillé et réimprimé quinze fois dans le même délai. Il est des artistes qui ne sont jamais contents de leur œuvre : d’eux on a dit qu’il fallait enlever de force la peinture du chevalet. C’est avec raison qu’Ourliac ajoute que le roman de César Birotteau fut composé en vingt jours par M. de Balzac, malgré l’imprimerie, composé en vingt jours par l’imprimerie, malgré M. de Balzac. »
Cet affrontement posé au sein même de la création soulève la question des rapports entre Réalité et Fiction, dans la mesure ou les choix du romancier se heurtent implicitement aux ambitions réalistes du roman. Si le narrateur s'efface derrière son personnage, celui-ci se faisant le médiateur d'un énoncé didactique sur le monde tel qu'il le perçoit, il n'en porte pas moins la parole et les intentions de l'auteur. Une polémique qui trouvera son point d'orgue lors de la publication de l'article de Ferragus : La littérature putride (1868).
Sous ce pseudonyme, Louis Ulbach, par ailleurs franc-maçon et fervent républicain, souligne dans son pamphlet : « Je ne mets pas en cause les intentions ; elles sont bonnes ; mais je tiens à démontrer que dans une époque à ce point blasée, pervertie, assoupie, malade, les volontés les meilleures se fourvoient et veulent corriger par des moyens qui corrompent (...) J’estime les écrivains dont je vais piétiner les œuvres ; ils croient à la régénération sociale ; mais en faisant leur petit tas de boue, ils s’y mirent, avant de le balayer.
Puis plus loin, à propos de Thérèse Raquin (1867) : « Je ne suis pas injuste et je reconnais que certaines parties de cette analyse des sensations de deux assassins sont bien observées. La nuit de ces noces hideuses est un tableau frappant. Je ne blâme pas systématiquement les notes criardes, les coups de pinceau violents et violets ; je me plains qu’ils soient seuls et sans mélange ; ce qui fait le tort de ce livre pouvait en être le mérite. » Même injuste ou biaisée, la critique soulève la question du libre arbitre de l'écrivain, et des choix qui guident le récit.
La suspicion une fois posée ne pouvait que subsister malgré la sincérité de la démarche. On retrouvera ce même questionnement dans le registre de l'autobiographie un siècle plus tard. Il faudra donc admettre la présence d'un contenu fictionnel existant dans toute représentation littéraire. Le Réel étant par nature irréductible à la chose écrite car "inaccessible" (voir Naissance du Réel chez Lacan) et se différenciant de la Réalité, toujours façonnée par des langages et donc toujours marquée de Fiction.
Si la subjectivité de l'auteur fait systématiquement écran au monde, alors parler du monde reviendrait au fond à parler de soi. Cette réflexivité intrinsèque précède la formulation des règles de l'autofiction (composé du préfixe auto – du grec αὐτός : soi-même – et de fiction, le néologisme fut créé en 1977 par Serge Doubrovsky). Toute expression, inséparable de son ancrage énonciatif, se donnerai en quelque sorte comme autobiographique.
Le registre de l’autofiction pourrait être vu comme la ratification de cet état de fait. L'auteur-narrateur, devenu le personnage principal, explore les possibilités d'un récit fictif calqué sur une expérience vécue. L'autofiction, en tant que genre revendiqué, a connu en France une vogue, qui a commencé à décliner vers 2012, pour laisser la place à l'exofiction (biographie romancée d'une personne réelle autre que l'auteur).
Après tout, il faut admettre que dans une fiction, la plupart des faits énoncés ne sont pas non plus nécessairement imaginaires. De la même manière toute narration se fondant sur des faits avérés, profitera des vacuités du récit pour y introduire des personnages, des événements...
(23/12/2019; Frédéric Schäfer)
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