« Le fantastique n'a d'intérêt que parce qu'il surgit du réel et l'enlace. » [Salman Rushdie]
A mesure qu'on lève les voiles de l'inconnu, on dépeuple l'imagination des hommes. Vous ne trouvez pas, Monsieur, que la nuit est bien vide et d'un noir bien vulgaire depuis qu'elle n'a plus d'apparitions. On se dit : « Plus de fantastique, plus de croyances étranges, tout l'inexpliqué est explicable. Le surnaturel baisse comme un lac qu'un canal épuise ; la science, de jour en jour, recule les limites du merveilleux. (Guy de Maupassant)
Dans "Introduction à la littérature fantastique", Tzvetan Todorov définit celui-ci comme « l'hésitation non résolue du lecteur entre le naturalisme de l'étrange et le surnaturel du merveilleux ». C'est à cette frontière incertaine entre irrationalité et logique, entre vraissemblable et impossible, que le surnaturel infiltrant insidieusement le cadre réaliste d'un récit, introduit l'ambiguïté caractérisant ce genre littéraire. La technique narrative consiste souvent à proposer au lecteur une double interprétation des faits.
Dans le conte "Le Horla" (Première version, 1886) de Guy de Maupassant, par exemple, le docteur Marrande, illustre et éminent aliéniste, prie trois de ses confrères et quatre savants, s’occupant de sciences naturelles, de venir passer une heure chez lui, dans la maison de santé qu’il dirige, pour leur montrer un de ses malades. L'histoire semble donc débuter sur des bases rationnelles mais, instantanément, Marrande est remplacé par un second narrateur, le docteur s'effaçant derrière son sujet « Je n’ai rien à vous dire de mon client. Il parlera lui-même. » ... S'ensuit le récit du second personnage s'achevant par la réplique du docteur : « ... Moi non plus. Je ne sais si cet homme est fou ou si nous le sommes tous les deux... »
La méthode consiste donc à faire douter le lecteur, confronté dans la majeure partie des cas à des analyses multiples et contradictoires et ne disposant pas d'indices suffisants pour trancher. C'est ce flottement décisionnel qui favorise l’intrusion d'une surréalité dans le récit. Cet aspect caché qui est alors révélé ébranle l'ordinaire et celui à qui cela arrive perd pied. Devient-il fou? Est-ce le monde qui le devient? Y a-t-il quelque chose d'autre? De quoi s'agit-il alors ?
Parvenu à ce point où la raison vascille, plusieurs pistes sont envisageables, présageant d'autres orientations. Soit les lois de la réalité connue s'appliquent (domaine de l'Étrange), soit de nouvelles lois se sont ajoutées aux premières (Réalisme magique ou Merveilleux), soit la réalité a été totalement modifiée (Absurde ,Horreur ou Grotesque).
Le précurseur incontesté du genre est Jacques Cazotte avec Le Diable amoureux (1772), roman teinté d'influences ésotériques qui aura une influence directe sur Charles Nodier et ses successeurs. La vogue des contes populaires avait créé un engouement passager en 1697 avec la publication du livre de Charles Perrault, mais cet effet de mode s'essoufla rapidement. C'est en Allemagne que l'intérêt réapparait avec la publication des contes collectés par Jacob et Wilhelm Grimm à partir de 1812.
Washington Irving, qui deviendra le mentor d'auteurs comme Nathaniel Hawthorne, ou Edgar Allan Poe s'en inspire pour écrire Les contes d'un voyageur I, II, III, IV, (1824). ou encore le Livre de croquis de Geoffrey Crayon (1820) qui contient la nouvelle Sleepy Hollow (dont Tim Burton tirera son film), ainsi que l'histoire de Rip Van Winckel. Ce dernier fait la rencontre de personnages étrangement vêtus dans la montagne. Après quelques temps passés eux il s'endort au pied d'un arbre. Quand il se réveille, son fusil tombe en poussière, ses vêtements sont en lambeaux et une épaisse barbe blanche couvre le bas de son visage. Il redescend au village et comprend peu à peu qu'il a disparu depuis vingt ans.
Avec ses Contes étranges, Nathaniel Hawthorne sera le maître américain du gothique provincial. Il crée des héros hantés par les signes et leurs déchiffrement, engoncés dans un imaginaire théologique puritain et oppressant. Le fantastique nait chez lui de l'opposition entre l'imperfection humaine et l'aspiration à une dimension idéale. « C'est ainsi que la rude fatalité de la terre exulte toujours lorsqu'elle triomphe sur l'essence immortelle qui, dans cette sphère indécise au développement inachevé, exige l'accomplissement d'un état supérieur. » (La marque de naissance)
En Russie, c'est Alexandre Pouchkine qui introduit le genre avec la célèbre nouvelle de la Dame de pique (1834). À partir de cette date apparaît alors là-bas un fantastique proche du merveilleux trouvant ses thèmes dans les contes et légendes populaires comme La famille du Vourdalak (Nouvelle, 1839) d'Alexis Tolstoï. Encouragé par Pouchkine, Nicolas Gogol publie des contes fantastiques dont les plus célèbres seront Le Nez et le Journal d'un fou (1836). Ces récits amorcent un changement de nature assez profond par rapport à la tradition fantastique. La peur y joue un rôle moindre, remplacée par une inquiétude latente et indéfinissable, flirtant avec la dérision, qui s'exprime par l'absurde et le grotesque.
Aux États-Unis, Edgard Poe peine à être reconnu en dehors de son travail critique. Ses livres connaissent un succès d'estime mais le contenu en est jugé trop macabre. Le début de sa reconnaissance en France date de 1845. Dans les récit de Poe, l'élément fantastique se limite à une sorte de voile troublant la perception des faits. Il s'agit toujours d'approcher cette frontière jusqu'au limites de la réalité, sans jamais quitter le domaine du rationnel. Ainsi en est-il du roman La Chute de la Maison Usher publié en 1839. Ce roman trouve par ailleurs un écho avec La maison aux sept pignons (1851) de Nathaniel Hawthorne exploitant le thème de la malédiction ancestrale prenant la forme d'une prédestination impénétrable et indicible.
On retrouve cette idée d'une osmose entre un cadre déterminé porteur d'influences néfastes et les personnages de l'intrigue avec Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach (1892). Dans cette histoire, le scénario réaliste se superpose à une trame narrative plus trouble explicitée ainsi par l'auteur : « Dans cette étude passionnelle, nous avons voulu aussi et principalement évoquer une Ville, la Ville comme un personnage essentiel, associé aux états d'âme, qui conseille, dissuade, détermine à agir. Ainsi, dans la réalité, cette Bruges, qu'il nous a plu d'élire, apparaît presque humaine… Un ascendant s'établit d'elle sur ceux qui y séjournent. » Ce roman signe la naissance du fantastique belge empreint d'un symbolisme créant une atmosphère propice à l'intrusion du surnaturel, que ce soit par l'allégorie, ou l'allusion.
Une lignée dans laquelle s'inserrera Jean Ray, avec un style débridé réellement novateur. Son écriture baroque, peuplée de fantômes et de créatures de l'au-delà, est marquée par un sens aigu de la vengeance et du châtiment. Il a la particularité remarquable d'avoir considéré le genre fantastique comme une totalité, et de s'y être consacré de manière exclusive. Sa plus grande réussite est Malpertuis (1943).
De son coté Oscar Wilde utilise le conflit entre esthétisme et déchéances physique et morale dans son roman devenu un classique : Le Portrait de Dorian Gray (1891). La thématique philosophique met en scène les idéaux de la société hédoniste et décadentiste contemporaine de l'auteur avec une cruauté rare. « Et cependant je me rends compte que je ne suis affecté par cette chose comme je le devrais être ; elle me semble simplement être le merveilleux épilogue d’un merveilleux drame. Cela a toute la beauté terrible d’une tragédie grecque, une tragédie dans laquelle j’ai pris une grande part, mais dans laquelle je ne fus point blessé. »
Le début du XXe siècle sera marqué par l'essor dans les pays germanophones d'un fantastique sombre et pessimiste qui alimentera les sources du cinéma expressionniste. L'unique roman de l'écrivain et dessinateur autrichien Alfred Kubin, L'Autre Côté (1909), en est un exemple particulièrement représentatif. Ce roman, dans lequel le rêve et la réalité forment un écheveau inextricable, est considéré par Peter Assman, principal biographe de Kubin, comme « un pas essentiel pour le développement de la littérature fantastique européenne. »
Gustav Meyrink, grand amateur de sciences occultes, est l'un des plus grands écrivains fantastiques de cette période dont le roman initiatique Le Golem (1915), raconte les tribulations d'un tailleur de pierres précieuses vivant dans le ghetto de Prague et ayant perdu tout souvenir de son passé. Dans les rues tortueuses, la folie sourd des vieilles pierres, imbibe les songes et les souvenirs tandis que le golem hante les ombres de la ville. Son autre roman fantastique majeur est La Nuit de Walpurgis (1917). Il a pour thème la violence et la folie collective, et fait écho à la boucherie de la Première Guerre mondiale.
En Argentine, en 1931 se crée la revue Sur (Le Sud) sous la direction de Victoria Ocampo dont l'objectif est de créer une tête de pont littéraire entre l'Europe et l'Amérique du Sud. Parmi ses collaborateurs se trouvent Jorge Luis Borges ou Adolfo Bioy Casares (L'Invention de Morel, 1940). Pendant transocéanique de La Nouvelle Revue française, porté par l'érudition et le goût du pastiche, cette revue deviendra le lieu d'un nouveau regard sur la littérature fantastique. Borges y proclamera que « l'érudition est la forme moderne du fantastique ».
Selon Luis Borges (La Bibliothèque de Babel, 1951), ce fantastique que l'on pourrait qualifier de post-moderne cherche ses thèmes aussi bien dans l'histoire littéraire que dans la philosophie et la théologie. Le but avoué n'est plus d'effrayer, mais de créer un effet fantastique par la vraisemblance. Il ne s'agit donc pas d'une reproduction exacte du réel, mais d'une volonté de restituer le récit d'une façon qui soit le plus proche possible de ce que pourrait être le réel. Une sorte de réorganisation des apparences selon des trames métaphysiques ou philosophiques conduites par une connaissance érudite et inquisitrice.
(14/01/2020; Frédéric Schäfer)
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